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Un siècle de barbarie

De la nature des génocides

Par son ampleur, son caractère industriel et la mise en œuvre de tous les moyens d’un Etat totalitaire, la Shoah, l’extermination des juifs par les nazis, constitue le paradigme des génocides. Ce n’est pas pour autant le seul du XXe siècle, comme le prouve le sort qu’ont connu Arméniens, Khmers et Tutsis. Pour Ryszard Kapuscinski, il convient d’ajouter plusieurs autres épisodes à caractère génocidaire - de la famine ukrainienne à la révolution culturelle chinoise - afin d’esquisser une définition des traits communs à toutes ces entreprises monstrueuses.

Par Ryszard Kapuscinski

La perception de l’Autre comme une menace, représentant des forces étrangères et destructrices, unit tous les régimes nationalistes, autoritaires et totalitaires de notre époque. Il s’agit d’un phénomène culturellement universel. Aucune civilisation n’a été capable de résister à la pathologie de la haine, du mépris et de la destruction propagée par divers régimes sous toutes les latitudes. Poussée à son extrémité, cette maladie a pris la funeste forme de génocides, qui constituent l’un des traits tragiques et récurrents du monde contemporain.

Certains cèdent à la tendance, facile et commode, de traiter les différents chapitres de l’histoire des génocides comme autant d’épisodes« incompréhensibles » et isolés. Ils voient dans chacun d’eux une explosion de furie collective. Puisque, conformément à la théorie de la faute métaphysique de Karl Jaspers, ces événements nous couvrent tous d’infamie, nous essayons de les oublier au plus vite et de déléguer toute cette problématique délicate et douloureuse à des historiens spécialisés.

Il suffit pourtant d’analyser plus attentivement certains génocides pour rejeter la théorie de l’explosion irrationnelle. A l’origine de tout acte génocidaire se trouve en effet une idéologie de la haine méthodiquement propagée. Chacun d’entre eux a été invariablement précédé de longs préparatifs techniques assurés par l’appareil bureaucratique de l’Etat moderne. C’est ce qui a permis à des politologues et à des philosophes - tels que Zygmunt Bauman, Walter Laqueur ou Hannah Arendt - de formuler cette thèse inquiétante : la civilisation contemporaine comporte dans son caractère, son essence et sa dynamique des traits pouvant, dans des conditions et à un moment donnés, engendrer un acte de génocide.

Conclusion effrayante, avertissement éthique alarmant. Mais quand surgit un tel péril ? Justement au moment où se produit une rupture entre la culture et le sacré, c’est-à-dire lorsque la composante spirituelle d’une culture se trouve affaiblie ou a disparu, lorsqu’un engourdissement éthique s’empare d’une société dont la sensibilité au vide et au mal se trouve atrophiée, étouffée, endormie.

Finalement, le précepte chrétien actuellement le plus ignoré et le plus bafoué est celui qui prône l’amour du prochain. La relation à l’autre devait déjà poser problème dans ces temps immémoriaux, puisque l’un des plus anciens textes écrits contient ce commandement sans équivoque : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ! » Faut-il croire que le refus d’autrui, voire l’hostilité envers lui, constitue un trait immanent de la nature humaine ? Le fait est que toutes les idéologies contemporaines de la haine - nationalisme, fascisme, stalinisme, racisme - ont exploité cette faiblesse que représente l’aptitude de l’homme à rejeter l’Autre et a fortiori l’Inconnu, sentiment que certains pouvoirs réussissent à transformer en hostilité et même en disposition criminelle.

Les conséquences de cette pathologie ont pris des proportions monstrueuses à notre époque, car celle-ci a doté le pouvoir de structures étatiques efficaces équipées des technologies les plus modernes, y compris en matière de meurtre. C’est ainsi qu’est apparu l’effroyable phénomène du génocide industriel.

Seule barrière, la démocratie

Le génocide est un acte criminel prémédité, systématiquement organisé et mis en œuvre, avec pour objectif l’extermination de communautés civiles choisies selon des critères de nationalité, de race ou de religion.

L’histoire du XXe siècle compte au moins dix épisodes de génocide (le mot « épisode » n’est toutefois pas le meilleur, car ces massacres ont généralement duré longtemps). Universellement reconnus sont, dans l’ordre chronologique, le massacre des Arméniens par la Turquie moderne (1915-1916) ; l’Holocauste de la population juive perpétré par les nazis (1941 à 1945), dont les Tsiganes ont également été victimes ; la destruction de la population cambodgienne par les Khmers rouges (1975-1978) ; et la liquidation de la communauté tutsie par le régime des Hutus au Rwanda en 1994.

Mais il faut y ajouter des massacres à caractère génocidaire, comme (toujours dans l’ordre chronologique) l’extermination par la famine de millions de paysans ukrainiens par le régime stalinien (1932-1933) ; l’anéantissement de la population de Nankin et de ses environs par les occupants japonais (1937-1938) ; l’assassinat de millions d’Indiens musulmans et hindous au moment de la sécession de l’Inde (1947-1948) ; les millions de victimes de la révolution dite « culturelle » menée en Chine par le régime de Mao Zedong dans les années 1950 et 1960 ; la liquidation de plusieurs centaines de milliers de communistes indonésiens (1965) ; l’extermination d’une partie importante de la population du Timor-Oriental par l’armée indonésienne et les milices pro-indonésiennes à partir de 1975.

Cette liste n’est pas exhaustive, le XXe siècle ayant en outre été fertile en incidents frontaliers difficiles à qualifier de manière univoque (notamment au Soudan, en Sierra Leone et dans les Balkans). Si l’on cherche des points de repère, des dénominateurs communs dans ce labyrinthe de crimes, de mensonges et de haine, certains traits se dégagent.

Ils ont tous été organisés par des gouvernements officiels, exerçant légalement le pouvoir dans le pays. Et ceux-ci ont bénéficié de la passivité de l’opinion mondiale, ce qui confirme la crise de la sensibilité éthique des civilisations contemporaines.

Le génocide n’est pas le produit d’une seule culture. S’en sont rendus coupables des pays appartenant à des cercles culturels très divers. C’est dire combien ridicule est l’idée selon laquelle une culture particulière serait génétiquement prédisposée au génocide.

Il existe, entre génocide et guerre, un lien évident. Tous les cas cités se sont produits dans un climat de guerre ou de menace de guerre.

Aucun génocide du XXe siècle n’a été perpétré dans un pays où régnait la démocratie. Celle-ci apparaît, jusqu’à présent, comme l’unique barrière efficace contre les tentations génocidaires.

Tout pouvoir planifiant un génocide a toujours commencé par détruire, parmi ses fidèles, l’image de l’ennemi, future victime. Plus ce dernier se trouvait au cœur de la société concernée - de la famille, du village, de la ville, de la communauté -, plus il semblait dangereux : vivant sous le même toit, il pouvait incendier la maison et en empoisonner les habitants. Un ennemi éloigné, abstrait, n’aurait pas présenté de caractéristiques assez marquées et faciles à imaginer, suffisamment effrayantes pour pousser les sujets au massacre.

L’ennemi pouvait être d’une origine différente - une autre classe, une autre religion, une autre ethnie -, mais, en termes de propagande, il se voyait toujours attribuer la même étiquette : celle d’« ennemi du peuple » (Nationfeind en allemand, vrag narodu en russe, etc.). Tout au long du XXe siècle, c’est une menace pesant sur l’existence nationale qui a toujours été perçue comme le danger suprême.

Comme le constate le professeur Zygmunt Bauman dans son ouvrage,Modernity and the Holocaust (1), la volonté génocidaire a été servie par les progrès technologiques : ceux-ci ont permis de tuer en quelque sorte à distance, sans le faire de sa propre main, ce qui libérait les instigateurs d’éventuels remords. Mais ce cas de figure n’est pas général. Par exemple, les organisateurs du génocide au Rwanda, en 1994, ont intentionnellement ordonné à leurs milices de tuer, non pas à l’arme automatique, mais à la machette : en les amenant à massacrer de leurs propres mains, ils entendaient renforcer symboliquement la cohésion de leurs propres rangs.

Dans chaque cas, le dénouement du massacre et de l’extermination de la communauté persécutée a été précédé par une période de souffrances, de famine, d’humiliations, de terreur, afin que la mort puisse être ressentie par certaines des victimes, en quelque sorte, comme un geste de miséricorde - une délivrance.

Enfin, dans tous les cas, le génocide a été préparé et mené dans un contexte social de crise économique, politique et morale profonde, à un moment où la conscience religieuse se trouvait éclipsée, les sentiments atrophiés et la capacité de distinguer le bien du mal réduite à néant.

Le thème de la pathologie du pouvoir contemporain dégénérant dans les cas extrêmes en génocide a suscité la publication de centaines de livres, de milliers d’essais et d’une foule de documents. A la lecture de ces matériaux, chaque acte génocidaire est perçu, examiné et décrit de manière objective certes, mais séparément, comme un élément à part, sans lien avec d’autres crimes analogues. Or, si chacun de ces épisodes honteux se distingue par sa spécificité - on pense notamment au caractère exceptionnel de l’Holocauste -, leurs mobiles et les mécanismes des crimes comportent des traits analogues.

D’autant que chacun ne concerne pas seulement un groupe de personnes donné - religieux, ethnique, social ou éthique -, mais constitue une catastrophe collective touchant la société tout entière, une grande défaite de l’humanisme, une faute accablant indirectement tous ceux qui vivent sur cette Terre. Généralement évalué en termes synthétiques et globaux, le XXe siècle est analysé comme le siècle de deux totalitarismes - le fascisme et le communisme - et de deux guerres mondiales.

C’est le siècle d’Auschwitz et d’Hiroshima. En revanche, on ne trouve nulle part l’affirmation selon laquelle ce fut un siècle de génocides - quels que soient le continent, la période et la culture où ils ont eu lieu - répétitifs, prémédités et organisés par des gouvernements en place et entraînant des quantités monstrueuses de victimes. Les actes génocidaires du XXe siècle ont en effet causé plus de morts que les guerres mondiales. Quant aux destructions matérielles qu’ils ont occasionnées, il est en général difficile de les évaluer. Pourquoi donc refusons-nous de voir notre temps comme une époque qui, régulièrement, d’une manière systématique difficile à comprendre, engendre de tels crimes de masse ? Pourquoi ne cherchons-nous pas des liens pourtant évidents entre le génocide de la révolution culturelle de Mao Zedong, l’extermination de millions d’habitants au Cambodge et les centaines de milliers de Rwandais assassinés ? Tout cela s’est pourtant déroulé à la même période, dans notre « village global » - un univers de communication efficace, sophistiqué et surinformé, une planète placée sous la haute surveillance d’un réseau de satellites et de foules de fonctionnaires des organisations internationales...

Ce réductionnisme consistant à décrire chaque génocide séparément, comme s’il était détaché de notre cruelle histoire et plus particulièrement des déviations du pouvoir dans d’autres parties de notre planète, n’est-il pas un moyen d’éviter les questions trop brutales et fondamentales quant à notre monde et aux menaces qui pèsent sur lui ? Décrits et fixés en marge de l’histoire et de la mémoire, les épisodes génocidaires ne sont pas vécus comme une expérience collective, une épreuve commune nous unissant tous.

Autre conséquence malheureuse : souvent, les êtres humains d’une civilisation et d’un continent ignorent que, sur un autre continent, dans la sphère d’une autre culture ou ethnie, une communauté ou un peuple a été exterminé. Même un crime comme l’Holocauste est pratiquement méconnu en Afrique ou en Inde. Le massacre perpétré au sein d’un pays ne concerne que la conscience de ce pays : ses échos se propagent rarement vers d’autres cultures.

Le pouvoir - surtout le pouvoir étatique perpétrant un génocide - jouit d’une grande impunité. Le tribunal de Nuremberg représente une exception, qui n’a d’ailleurs jugé qu’une infime partie des criminels nazis. Il arrive, parfois, qu’un fonctionnaire d’Etat prenne place sur le banc des accusés. Généralement, plus le criminel se situe haut dans la hiérarchie, plus grande est son impunité. Un petit bourreau a de fortes chances de finir sur la potence, un bourreau de grande envergure est généralement intouchable. C’est là le point faible du système judiciaire international, qui se distingue par sa fragilité, son inconséquence, son opportunisme.

Une organisation froide et rusée

Rares sont les cas où un Etat dont les dirigeants ont organisé un génocide reconnaît sa faute. L’Allemagne constitue l’exception qui confirme la règle. Dans la plupart des autres cas, le pouvoir, soit rejette tout soupçon de génocide, soit garde un silence obstiné. Le gouvernement turc continue de nier que, dans son pays, un million et demi d’Arméniens aient été assassinés sous le régime ottoman ; le gouvernement russe passe sous silence la mort de dix millions de paysans ukrainiens ; le gouvernement de Pékin rejette les soupçons de massacre de vingt millions de citoyens dans les années 1960...

Le plus accablant, c’est le désarroi général de l’opinion publique, l’indifférence morale, l’incapacité à réagir au mal. Nous sommes tellement accoutumés à celui-ci qu’il a perdu pour nous toute valeur d’avertissement. Autrefois démonisé, il s’est depuis longtemps banalisé, prenant une apparence quelconque et trompeusement ordinaire, au point de se fondre complètement dans notre quotidien.

Si, jadis, le mal relevait de phénomènes tels qu’une explosion irrationnelle, une éruption incompréhensible d’instincts aveugles, une soif effrénée de vengeance, il apparaît désormais de plus en plus sous la forme d’une organisation froide et rusée : nous parlons de « criminalité organisée », de « clandestinité organisée », de « crime organisé », etc.

Et, comme il n’existe aucun mécanisme ni aucune barrière légale, institutionnelle ou technique susceptible de parer efficacement aux nouveaux actes de génocide, la seule défense contre ceux-ci réside dans le moral élevé des individus et des sociétés : une conscience spirituelle vivante, une volonté puissante de faire le bien, une écoute permanente et attentive au commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ! »

Ryszard Kapuscinski

Ecrivain et journaliste polonais, auteur, entre autres, de : Le Négus (Flammarion, 1994), Le Shah (Flammarion, 1995),Imperium (Havas Poche, 1999) et Ebène (Plon, 2000)

(LE MONDE DIPLOMATIQUE MARS 2
 
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